dimanche 29 novembre 2015

La face cachée de la Carretera Austral

Hola todos !

Tout au long de la magnifique Carretera Austral, nous avons régulièrement pu observer des panneaux du gouvernement justifier le sens de cet ouvrage titanesque: "Les travaux qui unissent les Chiliens". 
Cependant cette phrase ne suffit pas à nous convaincre...
Pourquoi le gouvernement chilien s'entêterait-il à dépenser des millions de dollars uniquement pour rapprocher des contrées si isolées et si peu peuplées ? Plusieurs éléments de réflexion nous sont parvenus au gré des rencontres et des discussions avec les habitants, qu'il nous semble intéressant de partager avec vous.



Dans les années 1990, le général Pinochet ordonna d'entreprendre des travaux pharaoniques pour que cette route de 1240km puisse voir le jour. Pourquoi ? Simple folie des grandeurs du dictateur pour qu'il marque son empreinte ad-vitam sur le Chili ? Avait-il des intérêts cachés ?

Mais tout d'abord qui sont ces habitants qui vivent dans cette région ?
Les communautés rurales indigènes chiliennes sont des descendantes des mapuches (peuples des terres). Ils constituent le dernier peuple originaire du Chili, avant la colonisation par les espagnols. Aujourd'hui les mapuches représenteraient 10% de la population chilienne. Ils sont malheureusement peu intégrés socialement, vivant en retrait, grâce à l'exploitation de leurs terres et de leur bétail, ils sont plutôt pauvres. Des mouvements de manifestation des mapuches ne sont pas rares pour revendiquer leurs droits. Ils bloquent alors souvent une route ou un accès stratégique pour se faire entendre, dans le but, entre autre, de récupérer des terres dérobées dans le passé par les espagnols.
Pour le reste, les Chiliens des classes moyennes et aisées vivent aujourd'hui en se référant au modèle américain. Un accord de libre échange a d'ailleurs été signé avec les Etats-Unis favorisant l'importation de produits des US. Alors évidemment les voitures "idéales" sont ces énormes pick-up américains, et les vacances des chiliens aisés sont d'avantage tournées vers Miami que vers la Patagonie sauvage et peu développée...

Vous avez vu nos photos sur les précédents articles, qui illustrent le caractère on ne peut plus sauvage de la Patagonie. Cependant un élément a tout de suite retenu notre attention dès le début de la traversée de la Carretera Austral : la quantité d'arbres morts, et la végétation très jeune. Nous avons mené l'enquête et voici l'explication de ce spectacle désolant. 
Depuis l'arrivée des colons européens en Patagonie au début du XXe siècle, les grands espaces ont fait rêver et ont suscité beaucoup de convoitises pour des projets plus ou moins farfelus. Par exemple dans les années 50, les colons ont voulu transformer ces grands espaces de forêts en de grands prés pour faire de l'élevage intensif de bétail. Ils ont alors mis le feu à la forêt pour se débarrasser des arbres et finalement un incendie immaîtrisable s'est propagé sur des centaines de kilomètres et a duré 15 ans... Oui, 15 années... Voilà pourquoi depuis au moins Cerro Castillo jusqu'à Villa O'Higgins la végétation est particulièrement jeune et des milliers de troncs d'arbres morts complètent le tout... Spectacle bien triste suite à ce projet peu réfléchi qui a laissé des traces indélébiles pour plusieurs longues décennies...

Aujourd'hui les "conquistadors" n'existent plus, ou plus exactement ils sont différents. En effet, ils ne viennent plus par la force, mais avec les poches pleines. Ces grands espaces patagons sont aujourd'hui à vendre, devenant ainsi une source de revenus faciles pour les locaux. Des milliers d'hectares sont ainsi achetés par différents richissimes étrangers. Quelles sont les motivations de ces acheteurs ? Des fantasmes d'accès à la propriété de grands espaces vierges ? Des placements d'argent ? Des spéculations stratégiques ?
Nous ne pensons vraiment pas avoir des allures de milliardaires quand nous nous promenons, pourtant au détour d'une balade nous nous sommes quand même vus proposer d'acheter 5000ha du côté de Villa O'Higgins !?! Nous avons simplement halluciné ! En clair, tout le monde peut avoir accès à ce genre de proposition... Florent Pagny a par exemple investi côté argentin, comme beaucoup d'autres. L'ex-grand patron de The North Face tient la palme de la démesure puisqu'il détiendrait un terrain de plus de 1000km de long côté chilien et argentin ! L'équivalent d'un pays entier ! Ce dernier est d'ailleurs à l'origine de parcs "nationaux" à plusieurs endroits : le parc Pumalin au nord de Coyhaique et le parc Patagonia vers Cochrane.
Les acheteurs sont loin d'avoir tous une fibre éthique très prononcée, alors que feront-ils de leurs achats et de leurs rêves dans le futur ? Les traces de l'incendie rappellent sans cesse que la nature est fragile devant l'inconscience humaine... Que deviendra alors cette belle Patagonie ?

Mais revenons à la Carretera. Aujourd'hui la route prévue initialement est terminée, enfin la "piste" plus exactement est achevée. La liaison entre les villages mapuches isolés est faite, des lignes de bus plus ou moins fréquentes permettent les déplacements des habitants. Certes ce n'est qu'une piste de tôle ondulée sur la quasi intégralité, et on ne peut pas toujours se croiser de front, mais vu le faible nombre de véhicules quotidiens, il n'est vraiment pas gênant de devoir ralentir ou de s'arrêter pour se croiser. Mais alors pourquoi tant s'obstiner à dépenser encore des millions pour élargir cette piste et la goudronner en intégralité ?! La raison est assurément ailleurs...

Ces raisons sont vraisemblablement à chercher du côté du classique triptyque gagnant : "politique - économie - énergie". En effet la Patagonie regorge de réserves naturelles importantes : minerais et eau principalement, qui, si elles étaient exploitées, feraient du Chili une puissance mondiale de tout premier plan. Alors la politique chilienne voit clairement des intérêts économiques à exploiter ces réserves naturelles colossales.
Des mines ont vu le jour ces dernières années suite à la découverte de filons d'or, d'argent, de zinc... Et des prospections sont bien sûr en cours un peu partout dans les environs de la Carretera Austral. 

Mais comment exporter ces minerais ?
Par camion ? Aujourd'hui l'état de la piste ne permet pas d'envisager sereinement ces transports, il faudrait l'asphalter et l'élargir... C'est justement ce qu'il se passe actuellement...
Par bateau ? Il faudrait construire un port bien plus proche que celui de Puerto Montt. Par exemple au fond de la vallée Exploradores ?! Vous vous souvenez vers Rio Tranquilo ? Ce qui expliquerait la création de la piste dans cette vallée improbable en 2013 et ce pont actuellement en construction au voisinage des sept habitants jusque là si tranquilles... Voici une raison plausible qui expliquerait la poursuite de ces travaux pharaoniques.


Une autre ressource précieuse de la Patagonie suscite également d'importantes convoitises : l'eau. Avec ces glaciers gigantesques et ces cours d'eaux sans fin, l'eau semble être une ressource inépuisable par ici, alors qu'elle est si rare et tant convoitée sur d'autres points du globe... Des projets de barrages hydroélectriques gigantesques sont dans les tiroirs, attendant le feu vert des politiques pour engager ces travaux titanesques. Par exemple un barrage sur le Rio Baker impliquerait d'engloutir des villages et de déplacer la population afin de créer un gigantesque lac artificiel. L'idée derrière ce projet est très certainement d'avoir de l'énergie électrique moins chère et propre pour le pays, disponible en grande quantité, notamment pour alimenter les régions minières du nord du pays, particulièrement énergivores. Comment ? Via des lignes électriques qui suivraient la Carretera Austral ? Ce n'est qu'une supposition, mais le chemin serait déjà tout tracé...

Mais pour réaliser ces projets hydroélectriques il faut l'accord de pas mal de protagonistes : les locaux qui ont le choix ou non de vendre leurs terres, les municipalités, les multinationales qui se battent pour décrocher le marché des mines et des barrages, les écolos qui veulent préserver ces grands espaces vierges, le potentiel touristique... Impossible de contenter tout le monde, mais l'avenir de la Patagonie se joue clairement en ce moment, et c'est là qu'interviennent la politique et les négociations à court et long termes... La dictature de Pinochet a laissé des traces, la corruption est encore bien présente, alors tout est loin d'être rose... 
Quid de la volonté politique du Chili de préserver la Patagonie ou d'exploiter le magot sans limites ?! Beaucoup de locaux sont pro Pinochet par ici, sans doute après avoir vendu leurs terres à prix d'or pour que la Carretera puisse voir le jour. Ils voient ce projet comme une opportunité financière, et une opportunité certaine de désenclavement.
Les petites municipalités locales, et les locaux n'ayant jamais visité d'autres terres que celles qui les entourent n'ont sans doute pas suffisamment de recul pour percevoir l'importance de ces enjeux. Peuvent-ils avoir du poids face au gouvernement chilien ? Face aux multinationales d'exploitation de minerais et de barrages ? Pour peser dans la course à l'énergie du pays ? Quelle tâche énorme ils ont à mener... On voit souvent des autocollants "Patagonia sin represas" pour montrer une résistance à ces projets de barrages hydroélectriques. Jusqu'à quand les projets seront-ils repoussés ?

Enfin un dernier point pour compléter l'ensemble des enjeux inhérents à cette Carretera Australe : le tourisme. Cette route magnifique génère automatiquement une arrivée massive de touristes de décembre à mars, apportant de l'argent facile à la population (hôtels, excursions...). Mais cette explosion touristique est gérée de manière anarchique et désordonnée : aucune formation, aucun recul pour canaliser cette affluence, aucun système de retraitement de l'eau à grande échelle... Les cabanas (type de logement le plus fréquent) envahissent les rues et les villages grossissent à vue d’œil... Ces villages autrefois si tranquilles et paisibles vont connaître ces prochaines années une explosion démographique non négligeable. Nous faisons partie de ce flot touristique et sommes les premiers heureux d'avoir pu découvrir ce lieu sublime, mais nous craignons simplement une mauvaise gestion de l'armée de ce tourisme de masse...

Alors voilà cette Carretera Austral est somptueuse, elle nous en aura mis plein les yeux par les merveilles naturelles sauvages traversées et quasi encore intactes aujourd'hui. Mais ne perdons pas de vue que le fin mot de l'histoire est bien ailleurs. C'est bel et bien l'intégrité de la Patagonie qui est en jeu en ce moment. En attendant de futures décisions pour le sort de cette belle Patagonie, jour après jour le bitume progresse, et les pelleteuses élargissent encore et encore la Carratera Austral...

La bise réaliste...


    Nous avons parcouru cette route de Puerto Aisen à Villa O'Higgins

lundi 23 novembre 2015

Villa O'Higgins, attente sur la fin de la Carretera Austral

Hola hola !

La pluie semble avoir repris ses droits après cette quinzaine anticyclonique, le temps est gris, la bruine et les averses rythment les journées. Nous quittons maintenant Tortel en direction du dernier village de la Carretera Austral, le mythique Villa O'Higgins. Nous sommes lundi, nous devons arriver avant samedi, seul jour de la semaine où un bateau traverse le lac O'Higgins pour nous permettre de poursuivre notre périple en direction de l'Argentine. 

La difficulté réside une fois de plus dans les transports puisque aucun transport public ne relie directement Tortel à Villa O'Higgins. Il nous faudrait prendre le bus qui remonte à Cochrane puis attendre deux jours celui qui se rend à Villa O'Higgins. Nous tentons donc le stop pour ces 150 kilomètres de no man's land. La règle du jeu est simple : quasi aucune voiture ne passe, mais quand il y en a une, elle va presque forcément jusqu'au bout... On a la tente et quelques vivres au cas où ça ne marche pas, on s'attend à patienter de longues heures. Mais comme souvent, un brin de chance nous sourit puisque un couple de retraités chiliens croisé la veille, en vacances sur la Carretera Austral quitte Tortel en direction de Villa O'Higgins. Ils ont deux places dans leur voiture ! Et hop, c'est gagné ! 

La piste est plus étroite que tout ce que nous avons pu voir jusqu'ici. Ce dernier tronçon a été achevé en 1999, et "élargi" depuis 2007. Nous traversons à présent des zones complètement inhabitées, et loin de tout. L'isolement va crescendo depuis quelques temps, nous atteignons quand même un sacré degré d'isolement ici. Au bout d'un cinquantaine de kilomètres, il nous faut prendre un bac pour traverser un bras de mer. Seules deux traversées sont réalisées par jour. Le bac embarque un maximum de 17 voitures à bord... Ce jour, seuls une autre voiture et deux camions font le trajet, autant dire que sans ce couple, nous n'aurions eu que très peu de chance d'atteindre notre destination. En plus ils prennent soin de nous comme de leurs enfants, c'est encore une chouette rencontre ! 




Nous arrivons à Villa O'Higgins en fin d'après-midi, minuscule village de 350 habitants permanents. Ambiance de bout du monde... Un panneau indiquant les distances avec les prochaines villes et prochains villages en dit long...



Une éclaircie se profile ce lundi soir, nous en profitons pour monter au mirador qui domine le village. Cette jolie balade confirme que les quelques habitations sont bel et bien une exception dans cet environnement sauvage à perte de vue. Les trois épiceries du village sont achalandées au compte goutte, hier il y a eu une livraison de fruits et légumes, alors il faut en profiter !






Nous devons patienter jusqu'à samedi pour prendre l'unique bateau hebdomadaire permettant de se rapprocher de l'Argentine. Malheureusement la météo pour cette semaine est annoncée mauvaise, nous allons passer du temps à attendre. Nous sommes super bien installés dans une petite auberge, au chaud, et un petit groupe d'une quinzaine de voyageurs comme nous se forme au fil des jours. L'ambiance est bonne, alors le temps passe vite ! Notre Jungle Speed aura animé quelques bonnes soirées !
Nous marchons lorsque le temps le permet, cuisinons, nous prélassons dans le bain d'eau bouillante (chauffée au bois !), papotons avec les autres voyageurs. Deux cyclistes font également partie de l'équipe dont un japonais parti d'Alaska deux ans auparavant... Là c'est un autre niveau, nous sommes des petits joueurs à côté !



Mardi, entre deux averses, nous partons pour une petite balade vers le lac O'Higgins. Au moment de quitter le village nous nous rendons compte que le chemin passe en Argentine et parvient au lac côté argentin (lac qui ne porte d'ailleurs pas le même nom côté chilien et argentin). Nous devons faire tamponner nos passeports côté chilien au commissariat de Villa O'Higgins, puis côté argentin. Quelle histoire pour une balade de trois petites heures ! Mais c'est précisément sur ce point que réside l'intérêt du jour. En effet, le poste frontière argentin vaut le coup d'œil. Perdu en pleine forêt, seul ce sentier permet d'arriver jusqu'ici. De ce poste frontière, il est impossible de rejoindre le reste de l'Argentine par voie terrestre, seule la voie navigable est envisageable où alors il faut passer par le Chili. Les douaniers argentins sont donc prisonniers chez eux ici... La magie des frontières...



Dès notre arrivée, les douaniers nous disent "Allez donc vous promener au bord du lac avant la pluie, nous ferons les papiers à votre retour !" Nous en rigolons mais ils avaient finalement bien raison. Le ciel est couvert, le lac est gris-vert, le vent est fort. Au retour la pluie fait son apparition, nous repassons au poste frontière et les douaniers argentins effectuent donc en même temps le tampon d'entrée et le tampon de sortie ! Et une page passeport en moins juste pour cette balade...


    Accès au poste frontière !




   Terrain de rodéo !

Une éclaircie le mercredi nous permet de parcourir le sentier Alta Vista. De beaux points de vue se profilent sur les lacs et les environs, et, malgré les nuages gris, la lumière est très belle. Le vent froid ne nous aura cependant pas autorisé de nombreuses pauses...








La météo annoncée est vraiment capricieuse pour les jours à venir, le départ du bateau sera sans doute repoussé. Le vent rend la traversée délicate, alors aucun risque ne peut être pris si loin de tout secours.
Ça tombe bien, ce week-end c'est la fête au village. Vendredi soir est organisé une dégustation gastronomique dans le cadre du lancement de la saison touristique. Douceurs locales salées ou sucrées au programme. Hummm... Quelques visiteurs chiliens, notre groupe "international" de quinze et les locaux sont présents. Ils nous invitent également à partager le samedi midi un assado géant avec tout le village ! C'est une sorte de gros méchoui, en mieux ! Hummm, nous en salivons d'avance, la viande est tellement réputée ici et ces moments sont si traditionnels que nous sommes ravis de se voir invités !

Mais une douche froide nous glace les idées au retour de la dégustation gastronomique en trouvant les news de Paris en live, nous découvrons les horreurs des attentats... Nous sommes cinq français, les autres du groupe sont européens. Nous sommes vraiment abattus, nous nous sentons loin physiquement certes, mais tellement concernés. Réveil difficile le lendemain matin en lisant les détails qui pleuvent... Nous avons la tête ailleurs, le goût à rien. Nous allons malgré tout voir la petite fête qui se prépare et qui nous réchauffera le cœur. Les locaux nous témoignent immédiatement toute leur compassion face à ces atrocités parisiennes et nous demandent des nouvelles de nos proches. Le spectacle des enfants de l'école commence par une minute de silence pour l'occasion... S'ensuit un spectacle de musique, danse et chants. L'ambiance est belle, ça nous met clairement du baume au cœur, mais nous sommes absents...
Sept moutons cuisent au-dessus d'un tapis de braises depuis ce matin, ça semble fameux... Vers 14h le coup d'envoi est donné pour déguster cette belle viande ! Chacun sort son couteau de sa poche et se découpe un beau morceau. Hummm... Miam miam miam, c'est délicieux ! Il y en a largement pour ravir les papilles de tout le monde. Quel délice et quel bon moment de convivialité !







Le bateau va finalement partir dimanche, une éclaircie est annoncée ! Nous achetons notre ticket, faisons le plein de vivres pour la suite car El Chalten, notre prochaine destination argentine, n'est pas si facile d'accès. Mais ça c'est pour le prochain épisode...

La bise pluvieuse